Choc, consternation, peur, et colère après le massacre de 10 personnes sur l’avenue Buye au quartier 3 en zone Ngagara, ce mardi 13 octobre 2015. Les habitants de ce quartier parlent d’une opération policière caractérisée par des tueries et du rançonnage d’innocents.
![Avenue Buye sur laquelle a eu lieu le carnage le jour de la commémoration du 54ème anniversaire de l’assassinat du Prince Louis Rwagasore]()
Avenue Buye sur laquelle a eu lieu le carnage le jour de la commémoration du 54ème anniversaire de l’assassinat du Prince Louis Rwagasore
15h20. Deux explosions de grenades sont entendues tout près de l’école primaire de Ngagara Q3. Deux corps d’hommes gisent dans un terrain de cet établissement scolaire. «Des policiers de l’API (appui pour la protection des institutions en tenue civile».
Selon des habitants des alentours, les deux hommes ont été attrapés en train d’épier un groupe de jeunes en réunion dans les enceintes de cette école. « Avant d’être tués, ils ont été menottés. Deux grenades leur ont été lancées. L’un d’eux est mort sur le champ et l’autre agonisait, grièvement blessé. »
Une vingtaine de minutes après, trois véhicules (pick-up) remplis des agents de l’API, lourdement armés de mitrailleuses et des lances roquettes, des kalachnikovs, arrivent sur les lieux et embarquent les deux policiers. «Nous ne savons pas ceux qui ont tué ces policiers, car nos enfants jouaient tranquillement sur ce terrain», témoigne un des habitants de ce quartier.
Dix minutes après, des tirs sporadiques commencent. C’est le sauve-qui-peut. Tout le monde rentre chez lui. Les agents de l’API quadrillent le quartier juxtaposant l’école primaire Q 3, d’autres veulent entrer de force dans les ménages.
Exécutions sommaires
![Le sang et le reste de la cervelle de Juvénal, le domestique]()
Le sang et le reste de la cervelle de Juvénal, le domestique
Chez un certain Dominique, les policiers lancent une roquette pour forcer la porte métallique et tirent sur les serrures. Très abimée, la porte ne cède pas. « Nous étions cachés sous les lits. Nous croyions que notre heure avait sonné », raconte un des membres de cette famille.
Avant de se diriger vers le ménage suivant, ils tirent sur les vitres des fenêtres, causant des dommages dans le salon. Ils hurlent : « tuzobamara mwamihimbiri mwe, nizirimunda ziveyo. Mwabanyegeje he ! » (Nous allons tous vous exterminer même ceux qui se trouvent encore dans les ventres de leur mère. Où les avez-vous cachés ?) Personne n’a été blessé ou tué sur place.
Ces mêmes policiers n’ont pas pu pénétrer dans la maison où se trouvaient trois enfants et une domestique. Les parents étaient partis rendre visite à des amis au centre-ville.
Arrivés chez Christophe Nkezabahizi, un cameraman de la Radio Télévision Nationale du Burundi (RTNB), les policiers ordonnent à tous ceux qui se trouvent dans la maison, et qui n’ont rien à se reprocher de sortir, raconte un témoin qui a assisté à toute la scène à travers la fenêtre de sa maison.
Christophe sort le premier. Arrivé au niveau de son portail, il décline son identité. Les agents de l’API ne lui laissent pas le temps de terminer. Il reçoit une balle en pleine tête sous les yeux de sa femme, ses deux enfants et son neveu. Ces derniers sont conduits en dehors de la parcelle et les policiers leur ordonnent de s’agenouiller dans la rue, les bras au-dessus de la tête.
Le rançonnage
![La maison de Christophe Nkezabahizi avec plusieurs impacts de balles, preuve que des policiers avaient l’intention de tuer]()
La maison de Christophe Nkezabahizi avec plusieurs impacts de balles, preuve que des policiers avaient l’intention de tuer
Entretemps, d’autres policiers opèrent dans un ménage suivant. Ils y trouvent une femme enceinte et sa domestique. Deux d’entre eux fouillent la maison. La maîtresse de la maison leur donne 150 000Fbu. C’est en sortant que le policier trouve Alice Niyonzima (épouse de Christophe alias Kadudu), les deux enfants de Christophe Nkezabahizi (une fille de 17 ans et un garçon de 20 ans) et le neveu (Evariste Mbonihankuye, la vingtaine). Il demande à ses collègues pourquoi ils sont encore en vie. Il leur tire à chacun une balle dans la tête.
Les agents de l’API se dirigent ensuite dans un autre ménage où se trouvaient une vieille femme et un certain Juvénal, son nouveau domestique de 16 ans. « Sans état d’âme, ils lui ont tiré une balle dans la tête alors qu’il se cachait à la barza. Le pauvre n’avait pas eu le temps d’entrer dans la maison », raconte la vieille maman.
Après le meurtre de Juvénal, les agents de l’API sont rentrés à l’intérieur de la parcelle et ont défoncé la porte d’un étudiant congolais : « Ils étaient à cinq et étaient très excités. Ils sont entrés dans la maison et se sont mis à fouiller. Ils ont pris 75 mille Fbu dans ma valise et mes quatre téléphones mobiles. Ils disaient tirer sur tout ce qui bouge. » L’étudiant confie qu’il a décliné son identité et les policiers sont sortis.
« C’était massacrer et piller »
![Les douilles à l’intérieur de la parcelle où vivaient Christophe et sa famille]()
Les douilles à l’intérieur de la parcelle où vivaient Christophe et sa famille
Ces agents se sont ensuite dirigés vers une autre porte où vit un certain Célestin, agent des travaux publics : « Ils lui ont tiré sur la jambe droite au niveau du genou. Il est tombé et s’est traîné par terre jusque dans sa maison. » Les policiers l’ont poursuivi et fouillé sa chambre. Ils lui ont pris 120 mille Fbu, un téléphone et une chaînette en or.
Pendant ce temps, d’autres policiers forçaient le portail de chez un certain Damien qui tient une boutique : « Nous étions cachés et un groupe de policiers est arrivé et ils ont forcé le portail. » Ce boutiquier affirme que les agents de l’API sont rentrés dans son kiosque et se sont servis : « C’était une opération pour massacrer et piller. »Selon lui, les policiers ont pris 6 bidons d’huile de coton, 350 mille Fbu dans la caisse et toutes les cartes de recharge pour téléphone, des bières sans alcool Bavaria, du pain, des biscuits. Ils ont également sorti un sac de sucre de 100 kilogramme qu’ils ont laissé sur place.
Juste en face de cette boutique, ces agents ont pris d’assaut un autre ménage d’une femme d’une soixantaine d’années qui au moment des faits était avec son domestique et une autre personne inconnue qui s’était réfugiée chez elle. La vieille a été épargnée mais les deux jeunes hommes ont été tués. Elle a aussi donné tout l’argent qu’elle avait sur elle, une somme de 100 mille Fbu.
D’après elle, ce qui est dramatique dans tout ce qui s’est passé, c’est que personne n’est venu à leur secours, «Nous étions à la merci de ces agents de l’API. Qu’a-t-on fait pour mériter un tel acharnement, une telle animosité», s’interroge-t-elle, gorge nouée et larmes aux yeux. Cette opération a duré plus d’une heure.
« La police agit par légitime défense…»
Vers 19 heures, 3 grenades explosent au chef-lieu de la zone Ngagara. La police attaquée, riposte avec des coups de feu. Trois véhicules garés devant les bureaux de la zone ont été endommagés.
Pendant ce temps, plusieurs tirs et explosions se sont faits entendre un peu partout dans la ville de Bujumbura et les localités proches de Bujumbura Rural. Aucun bilan n’est connu jusqu’à présent. La nuit du mardi à mercredi sera cauchemardesque puisque des tirs et des explosions reprendront de plus belle au milieu de la nuit.
Le lendemain: conférence de presse au quartier général de la police. Pierre Nkurikiye, porte-parole de cette institution parle de neuf morts dans les échanges de tirs entre la police et des « malfaiteurs ». Parmi les cadavres, la police a pu bien identifier deux de ces derniers. Il se garde de faire endosser la responsabilité de la mort du cameraman de la RTNB à aucun des protagonistes mais se contente de parler des effets collatéraux : « Les enquêtes policières détermineront qui sont auteurs de la mort du journaliste ».
Il réfute le soupçon d’une certaine opinion qui croit que l’usage disproportionné de la force est la concrétisation d’un sentiment de haine de certains éléments de la police contre les Tutsi : « Toutes les opérations sont menées par des éléments hutu et tutsi ». Un policier rescapé de l’enlèvement révèlera que le policier tué était tutsi.
Le porte-parole monte au créneau : « La police n’agit que par légitime défense et a droit de poursuite sur les malfaiteurs.» Il exhibera à la presse, deux grenades, une bombe non explosée, deux chargeurs remplis de munitions, une tenue militaire saisis sur le lieu de l’opération. Après de longues explications, il conclut : « La police n’agit pas sous le coup de l’émotion. Elle fait preuve d’une grande retenue et d’un professionnalisme sans faille ».
Portraits des personnes tuées à Ngagara
Christophe Nkezabahizi, le méticuleux
Christophe Nkezabahizi (58 ans), journaliste cameraman de la RTNB depuis 1984, très apprécié dans sa profession. Ses collègues le décrivent comme une personne très méticuleuse, correcte, honnête et également strict aussi dans la vie professionnelle que familiale. Les voisins parlent d’un homme protecteur, taciturne avec des bonnes manières. Il s’entendait bien avec les jeunes et les adultes de Ngagara Q3 où il s’est installé depuis qu’il était célibataire. Une fois marié, il y est resté.
![Sa femme]()
Alice Niyonzima
Alice Niyonzima, la joviale
Alice Niyonzima alias Kadudu, 47 ans, mariée à Christophe depuis 1998. Une femme joviale, toujours le sourire sur les lèvres, selon les proches. Accueillante et sociable, elle aimait être entourée par des amis et des proches. Elle était parmi les premières burundaises à conduire les poids lourds (camions). Mme Niyonzima travaillait comme conductrice à l’ONG internationale Pathfinder.
Nikura Kamikimana, 17 ans
Elève en 3ème lettres modernes au Lycée Vugizo, la jeune fille était très assidue à l’école selon ses amies et camarades de classe.
Trésor, 20 ans
Adopté par la famille Nkezabahizi dès le bas âge, il souffrait d’une épilepsie chronique qui a entraîné un retard mental. Il étudiait à l’école primaire de Ngagara Q7 (Makumbanya).
Evariste Mbonihankuye (la vingtaine)
Agent de l’Organisation Internationale d’Immigration. Psychologue clinicien de formation, il vivait chez son oncle depuis peu. Les voisins parlent de lui comme un homme serviable et gentil comme son oncle.
Juvénal, 16 ans, domestique
Selon sa patronne qui a gardé l’anonymat, il venait de passer deux semaines seulement à son service : « C’était un jeune respectueux et très travailleur. Je l’appréciais déjà malgré le peu de temps que nous avons vécu ensemble. »
Jean-Marie Niyonkuru (la vingtaine) domestique
Il a été tué alors qu’il revenait avec des caisses des bières. Après son meurtre, les agents de l’API se sont servis de la bière et ont cassé les bouteilles vides, d’après les témoignages des habitants de Ngagara. Trois autres domestiques ont été assassinés mais leur l’identité reste inconnue.
« Nous avons été kidnappés par des civils armés »
La police a présenté à la presse, un policier qui affirme avoir été enlevé par les malfaiteurs, le mardi du 54ème anniversaire de l’assassinat du héros de l’Indépendance. Son témoignage.
![Pierre Nkurikiye, porte-parole de la police]()
Pierre Nkurikiye, porte-parole de la police
C’est vers les 15 heures que lui et ses deux compagnons ont été arrêtés au quartier 3, Rue Buye, tout près de l’Eglise Saint Joseph. En tenue civile, ils se rendaient à Kamenge depuis le camp municipal, leur QG. C’est alors que des jeunes les ont arrêtés et leur ont intimé l’ordre de présenter leurs cartes d’identité. L’un dira que c’est un cuisinier et l’autre un travailleur d’un patron. Les jeunes leur arrache les téléphones mobiles et découvrent dans l’un des appareils beaucoup de numéro des policiers de l’API. Il est giflé. Les trois admettent que ce sont des policiers.
Par téléphone, les jeunes communiquent l’information à leurs confrères « en faction sur les autres postes de garde ». A motos, les jeunes accourent, une seule idée en tête : être le premier à tuer les policiers. Les jeunes alertent tout le quartier : « za mbwa twazifashe » (les salauds, nous les tenons), criaient-ils.
Les jeunes menottent deux policiers. Les trois sont conduits dans une toilette de l’Ecole Primaire Quartier 3. Une grenade sera lâchée du haut d’une fenêtre de cette toilette pour tuer les policiers, proposent les kidnappeurs. Mais ils se ravisent et décident de tuer à coup de pistolet les policiers au terrain de récréation. Un d’eux tire en l’air pour disperser ceux qui jouent sur ce terrain. Il abat de deux balles un des policiers menotté et blesse gravement son compagnon d’infortune. Entre-temps, le policier non menottée mais dont les bras étaient attachés et ligotés sur le dos parvient à se dégager et détale. Deux grenades sont lancées en sa direction. Il sera légèrement blessé à la tête. Il saute sur une moto et arrive à Kamenge. Il alerte d’autres policiers qui font vite de voler au secours de leurs confères. Suivront des échanges de tirs et les malfaiteurs, le repli et la poursuite des malfaiteurs.
La première date butoir : un rendez-vous manqué
Le 20 août, dans son discours à l’occasion des cérémonies de son investiture, le président Nkurunziza donnait deux mois aux forces de l’ordre pour avoir ramené la sécurité dans tous les quartiers de la capitale.
A quatre jours de l’expiration de ce deadline, le constat est que la sécurité reste volatile dans les quartiers qui hier étaient au premier plan dans la contestation du troisième mandat. Il s’agit particulièrement des quartiers Cibitoke, Ngagara, Mutakura, Jabe et Musaga.
Des heurts entre la police et « les jeunes » sont de moins en moins signalés dans les quartiers de Nyakabiga et Kanyosha, moins encore dans le quartier Buterere, Kinama, Buyenzi, Bwiza, Kinindo et Kibenga.
Mais ce qui est inquiétant, c’est l’usage de bombes par les « malfaiteurs ». La police sévit contre l’ « insurrection armée ». Elle enregistre des succès au regard de la quantité et de la diversité des objets saisis. Des « malfaiteurs » sont appréhendés et d’autres liquidés. Mais l’usage disproportionné de la force risque de pousser à sympathiser davantage avec les « jeunes armés ».
La police est prudente de donner son appréciation sur le respect du délai de deux mois fixé par le président. Lundi le 12 octobre, le ministre de la sécurité Allain Guillaume Bunyoni s’est contenté d’affirmer que les mesures prises pour atteindre les objectifs de ramener la sécurité dans les quartiers hier sous contestation ont été mises en œuvres à 90,31%. Il n’indique pas pourtant à quel pourcentage ces mesures ont eu des effets escomptés.